La mésaventure de Bouteille Scarlett

Il y a huit ans, lors de mon premier vol, j’ai commencé un rituel qui ne s’est jamais terminé. Je n’ai rien inventé. J’ai seulement imité les habitudes de mes collègues. Car, avec cet air sec d’avion qui déshydrate et nous fait boire des litres d’eau, mieux vaut s’approprier notre propre bouteille d’eau et l’avoir à portée de main en tout temps. C’est là que la créativité s’active !

Une fois à bord, tous récupèrent leur 1.5 litre de liquide pour l’identifier. De toutes les bouteilles d’eau à bord, aucune n’arbore le même code, car bien sûr, nous ne voulons pas boire par mégarde dans celle d’une autre hôtesse. Par exemple, l’une y inscrit son nom en marqueur noir. Une autre son nom suivi d’un cœur. Mon design est plus rapide. Je déchire l’étiquette de façon à ce qu’elle forme une longue bande facile à attacher et je l’entoure autour du contenant. C’est ma marque personnelle. Bouteille Scarlett vient d’être créée.

Cette semaine Bouteille Scarlett s’est beaucoup promenée. La version 1 s’est rendue à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Version 2-3-4 à Cuba, Halifax et je ne sais trop où. Mais c’est lors de son dernier vol, que Bouteille Scarlett version 5 a vécu l’aventure de sa vie. Un dépaysement. Un cultural choc. Elle a encore de la difficulté à s’en remettre. Pourtant, sa journée avait commencé normalement.

Je m’étais levée tôt et je n’avais rien mangé mis à part un gruau rapide dans ma chambre. Une fois arrivée à l’aéroport de Halifax, j’ai ramassé un sandwich œuf saucisse et un bon cappuccino au Starbucks. Comme à l’habitude, mes lèvres se sont posées sur le goulot de Bouteille Scarlett dès mon entrée à bord. La première gorgée a chassé le goût de café que j’avais dans la bouche. Je suis certaine que de microscopiques morceaux de saucisses se sont échappés dans ma bouteille d’eau lorsque j’ai refermé la bouche.

Je ne sais trop pourquoi, mais j’ai remarqué que je recrache toujours un peu de salive quand je bois. Les restants de mon déjeuner se sont peut-être déposés tel un coquillage que l’on lance à la mer et qui se dépose sur le sable en valsant tranquillement? Je n’ai pas cherché à savoir. Bouteille Scarlett et moi ne faisons qu’un. Elle aime ma salive et l’accepte à son grand plaisir.

L’embarquement a suivi. J’ai caché ma protégée dans un compartiment. Le décollage s’est bien déroulé et nous avons commencé le service aux passagers. Pendant ce temps, elle attendait sagement que je retourne la voir. La pause arrivée, mon ventre gargouillait. J’ai grignoté des chips, des craquelins, tout ce que j’avais sous la dent. J’ai chassé les miettes sur mes palettes avec une bonne gorgée d’eau offerte par Bouteille Scarlett. J’ai peut-être encore recraché sans le savoir dans son contenant. Elle ne m’a pas chicanée. « Je suis à toi, m’a-t-elle dit, recrache autant que tu le veux ! » J’ai souri. J’aime que l’on m’accepte telle que je suis.

L’atterrissage s’est bien effectué à Punta Cana. Le temps que l’équipe de nettoyage fasse son travail, une collègue et moi sommes sorties nous asseoir à l’extérieur. J’ai dégusté une pomme sous un chaud 27 degrés Celsius. La pelure rouge s’est coincée entre mes dents. Voilà l’une des raisons pourquoi je n’aime pas en manger souvent. Lorsque je suis remontée à bord, Bouteille Scarlett m’attendait. J’ai tenté de nettoyer ma cavité buccale avec son précieux nectar. Elle m’a un peu aidée, mais j’ai pensé qu’il ferait mieux que je me brosse les dents comme j’ai l’habitude de faire entre deux vols. Je me sentais à nouveau fraîche.

Souriante, j’ai accueilli les nouveaux passagers Bouteille Scarlett s’était cachée à nouveau dans son compartiment. Par contre, elle entendait tout, car située près de la porte. « Pourquoi les passagers parlent en français ? » se demandait-elle. Ah c’est vrai ! Fini les vols de Nouvelle-Écosse, nous revenions à Québec.

Le décollage a suivi et nous avons déambulé avec les chariots dans l’allée. Ça n’en finissait plus. Boissons par ci. Pizza par là. Je ne voyais pas le temps passer. La pause est enfin arrivée et j’ai mangé. Bouteille Scarlett m’accompagnait pour m’aider à faire passer ce poulet pas très délicieux des repas d’équipage.

Vite, vite, la boutique Hors-Taxes ! Je me suis dirigée à l’avant pour récupérer le chariot. Trop préoccupée par mes tâches, j’ai oublié mon amie fidèle sur le comptoir. D’une certaine façon, elle était heureuse, car elle pouvait m’observer en ayant une vue imprenable sur la cabine.

Le shopping a commencé. Bijoux, alcool, cigarettes. Une bouteille de Gin manquait. « Je vais aller voir dans l’autre chariot », ai-je dit à ma collègue.

Arrivée à l’arrière, mon cœur s’est arrêté de battre. Bouteille Scarlett pleurait à chaude larme. Elle était vidée d’eau. Plus une goutte de disponible. Sa tâche à me servir venait de prendre fin. J’ai tenté de comprendre en vain ce qui venait de se passer.

« C’est toi qui as bu ma bouteille ? », ai-je demandé à ma collègue qui s’affairait dans la galley.

« Non. Elle était vide quand je suis arrivée. »

« Mais elle était encore au quart…»

« Ah je ne sais pas mais il y avait plusieurs passagers avec des verres d’eau dans les mains près des toilettes tout à l’heure. »

J’ai esquissé une grimace. L’hôtesse blonde a plutôt souri.

« Ça leur apprendra à se servir sans demander ! », a-t-elle lancé d’un air enchanté.

Beurk! J’étais à la fois dégoutée et triste pour Bouteille Scarlett qui venait de rendre l’âme. Il me fallait rester positive.

« Ce que l’on ne sait pas ne fait pas mal ! » ai-je pensé avant de retourner dans la cabine.

R.I.P Chère Bouteille Scarlett!


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